Eric Rohmer
(Source : Evene)
Mort ce 11 janvier à l’âge de 89 ans, le cinéaste Eric Rohmer laisse une oeuvre immense et spirituelle. Portrait d’un observateur unique des passions humaines.
C’est dans le tumulte créatif de la Nouvelle Vague qu’émerge, à la fin des années 1950, l’élégante figure d’Eric Rohmer (né Maurice Schérer). Comme ses condisciples des Cahiers du cinéma, qu’il dirige de 1957 à 1963, il ne tarde pas à passer de la critique à la réalisation, avec un premier long métrage, ’Le Signe du lion’, en 1959. Mais à côté du génie turbulent d’un Godard, des coups d’éclat d’un Truffaut, Rohmer préfère les demi-teintes, jouant l’épure, le raffinement sobre, apolitique, d’une radicalité sans outrance.
Un classicisme singulier
Plutôt qu’avant-gardiste, Rohmer est un moderne qui refuse de jeter les classiques avec l’eau du bain. La Vague a beau sembler aussi nouvelle qu’excitante, c’est sur l’océan culturel du passé qu’il préfère prendre le large. Aussi, par le cinéma, cet ancien prof de lettres fera office de passeur. Dès 1962, sa série de ’Contes moraux’ (parmi lesquels ’Ma nuit chez Maud’ ou ’L’Amour l’après-midi’) se place ouvertement dans la lignée des moralistes français du XVIIe siècle, dont il partage l’esthétique de la simplicité et le refus du clinquant. Organisant de bout en bout son oeuvre en cycles, Rohmer reconnaît d’ailleurs procéder à la manière d’un romancier, ou d’un nouvelliste, inscrivant presque systématiquement chacun de ses films au sein d’un plus large recueil.
Ainsi, aux ’Contes moraux’ des années 1960 succèdent ’Comédies et proverbes’ (’Pauline à la plage’, ’Le Rayon vert’…), inspirés de citations de Musset, La Fontaine, Rimbaud ou Chrétien de Troyes – dont il adapte également ’Perceval le Gallois’ avec Fabrice Luchini en 1978. Suivront les ’Contes des quatre saisons’ au cours des années 1990, et un ensemble de ’Drames historiques’ que clôt son dernier film, ’Les Amours d’Astrée et Céladon’ (d’après Honoré d’Urfé), en 2007.
Seulement, sa maîtrise des récits et des formes classiques ne doit pas masquer l’ironie, la légèreté et l’ambiguïté que Rohmer y distille en permanence, refusant toute posture héroïque dans une opposition qu’il juge naïve, entre modernisme et héritage du passé. Les préoccupations du cinéaste, son étude aiguë de l’instabilité des passions humaines, visent au-delà de ce débat.
Moraliste gracile
C’est avant tout l’incertitude d’un enjeu moral, intemporel, une béance intime ouverte par la multiplicité contradictoire des désirs, que donnent à voir les corps amoureux des films de Rohmer. Dont le subtil marivaudage se situe aux antipodes du théâtre de boulevard : la fugacité des jeux de l’amour y instaure un dilemme que la parole échoue à saisir.
Ainsi, en associant à l’adjectif « rohmerien » une regrettable connotation de verbalisme creux, on passerait à côté de ce qui fait, précisément, la justesse du réalisateur. Car c’est à travers ce divorce qu’il met en scène, entre les frémissements des corps et les voix qui en cherchent en vain le sens, que Rohmer montre l’incapacité de l’être à se résoudre. Etat d’indécision totale face aux fluctuations du désir : toujours, les corps à l’image disent en silence ce après quoi la parole court infiniment.
Pour parvenir à l’évidence, l’amour se débat dans des mots qui n’arrangent rien. Tout le monde connaît ça. Or, ces tortueux chemins psychiques et sensibles, Rohmer les observe d’abord avec une apparente froideur (’Ma nuit chez Maud’, 1969), puis, peu à peu, au gré d’une complicité amusée (’Pauline à la plage’, 1982), jusqu’à l’hédonisme solaire du superbe ’Conte d’automne’ (1998). Scrutateur des passions de l’âme, de leur exaltation à leurs évanouissements inattendus, le cinéaste nous laisse ses films comme autant de précieuses variations sur la quête d’un bonheur qui se cherche hors des convenances. Et ne se trouve jamais où on l’attend. Le tout avec un humour délicat et une classe folle.
La transparence du monde
Romantiques, les films de Rohmer le sont d’ailleurs au sens propre : celui de l’Allemagne du XVIIIe siècle et de la poésie panthéiste d’Heinrich von Kleist – dont il adapte ’La Marquise d’O…’ en 1976. Car de la même manière que les comportements de ses personnages lui permettent d’en dévoiler les mouvements les plus intimes, ses plans tentent d’appréhender l’ordre même de la Nature, dans l’espace et le temps : « Le récit est au service du lieu, il est fait pour mettre en valeur le lieu. C’est cela que j’appelle la recherche de la vérité […]. De même m’intéresse la durée, l’objectivité de la durée. » (1)
Ces lieux ? De multiples chambres à coucher où l’on ne couche pas, une plage de sable, la place de l’Etoile, une forêt au soleil, des appartements bourgeois où l’on flirte, une zone industrielle… Et, encore et toujours, ces corps dont l’entrée se dérobe ; mais que la temporalité très particulière des films de Rohmer permet d’entrevoir dans ce qu’ils ont de plus réel, cru, sans artifice flatteur. Et souvent d’une beauté éblouissante.
Au fond, Eric Rohmer, c’est ainsi une invitation à se laisser prendre par le rythme objectif de ce que la caméra enregistre. D’où l’absence totale d’accompagnement musical, qui fausserait la donne. Simplement, une contemplation brute et directe du monde – qu’il s’agisse de fleurs qui dansent ou de jeunes filles écloses. Aussi, dans ce cinéma de la prose, parfois bavard, la poésie fait-elle irruption d’elle-même, naturellement. Il n’y a qu’à voir.
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